6  

— Il y a de ca, approuva Aldo, songeur. Une chose est certaine : il n’est plus le meme. Dieu sait que je l’ai deja vu tomber amoureux, mais jamais a ce point ! C’est plus que de la devotion ! On dirait qu’il vit prosterne devant elle. Il est vrai qu’elle est assez exceptionnelle !

— Ah, il etait temps ! soupira Marie-Angeline. Avec toutes ces digressions, je me demandais si nous allions un jour en arriver la. Et si vous consentiez a etre un peu plus explicite ?

— Que pourrais-je dire ? Evoquer les plus beaux Goya, les plus beaux Titien, les plus beaux Boldini ne servirait a rien parce qu’elle est differente. La beaute la plus pure avec une teinte d’exotisme…

Mme de Sommieres fronca les sourcils :

— Eh bien ! Voila de l’enthousiasme ! dit-elle d’un ton mecontent. Si je te comprends, elle represente un danger pour tous les hommes qui l’approchent ?

Devinant l’inquietude qu’elle n’exprimait pas, Aldo lui sourit et se pencha pour poser un baiser sur sa joue poudree :

— Pas pour moi !

— Et pourquoi, s’il te plait ? Tu es si enthousiaste !

— Parce qu’elle n’a pas l’air de vivre…

On se retrouva devant Sainte-Clotilde le matin suivant et, comme Gilles Vauxbrun n’avait aucune famille a l’exception de lointains cousins qu’il ne voyait jamais, le maitre de ceremonie conduisit le groupe au premier rang, cote droit de la nef, Adalbert comme les autres, bien que le fiance et lui ne fussent pas lies par une grande amitie. Il y avait deja affluence et le bedeau, arme d’un balai en paille de riz, s’activait a faire disparaitre du beau tapis rouge les quelques traces de pas encore visibles. Assistance o combien elegante ! Le celebre antiquaire faisait partie du Tout-Paris et nombre de personnalites etaient presentes. Certaines venaient de Versailles et la famille Morosini retrouva avec plaisir ceux avec qui l’on avait vecu l’exposition de Trianon et les aventures des « larmes » de Marie-Antoinette. Il y avait la lady Mendl, Mme de La Begassiere, le general de Vernois en grand uniforme, sa femme entortillee de chantilly chocolat et le couple Olivier et Clothilde de Malden, toujours aussi charmants. Cette reunion etait un plaisir et on echangea quelques propos a voix contenue, tout en observant ceux qui arrivaient. Parmi eux, plusieurs figures nettement hispaniques que nul ne semblait connaitre. Sur le cote gauche de l’eglise, les chaises et les prie-Dieu reserves a la famille de la mariee demeuraient vides.

— Dis-moi un peu, chuchota Vidal-Pellicorne a Morosini, c’est bien toi le premier temoin ?

— Exact.

— Comment se fait-il que tu sois avec nous ? Ne devrais-tu pas accompagner l’heureux epoux ?

— Non. Il a prefere venir seul. Comme le dejeuner et la reception ont lieu chez lui, dans son hotel de la rue de Lille, il voulait etre seul pour donner les derniers ordres et le dernier coup d’?il. Tu sais a quel point il est minutieux, precis et…

— … et d’une exactitude d’horloge, acheva Adalbert en tirant sa montre. En ce cas, il devrait etre en train de poser le pied sur le tapis rouge. Il est midi pile !

— Tiens, c’est vrai ! Mais voila le cousin Miguel ! Je suppose que la douairiere qu’il escorte est la grand-mere Dona Luisa ? Elle ne manque pas d’allure !

— A condition d’aimer l’art olmeque, elle est parfaite, chuchota la marquise. Elle me rappelle ces enormes tetes de pierre posees a meme le sol que j’ai vues lors d’un voyage au Mexique il y a deja pas mal d’annees. C’etait a…

— Villahermosa ! souffla Marie-Angeline. Ce n’est pas tellement etonnant puisqu’elle s’appelle ainsi !

— Ca vous parait une raison suffisante, Plan-Crepin ? fit Mme de Sommieres. Je n’ai jamais vu quelqu’un portant le nom d’un site archeologique ressembler aux vestiges qu’on y decouvre !

— Pour cette fois, c’est le cas, sourit Aldo qui connaissait lui aussi les tetes en question. Heureusement, le visage de sa petite-fille est aux antipodes du sien ! La dame a une allure d’imperatrice mais Dieu qu’elle est laide !

C’etait indeniable ! Sous la mantille de dentelle noire haut relevee par un peigne endiamante et plante dans un epais chignon gris fer, la lourde figure aux joues pleines legerement tombantes avait quelque chose d’implacable, avec sa bouche epaisse, tres ourlee au point de sembler boudeuse, le nez droit dont les narines s’epataient en brochant sur l’ensemble des yeux gris aussi froids que du granit, soulignes par des poches. La peau avait la couleur de l’ivoire vieilli. Quant au corps epais, il etait somptueusement vetu d’une robe de faille noire a col montant dont le devant etait brode de jais, sous une grande cape ourlee et doublee de renard. Un triple collier de perles s’etalait sur la poitrine et d’autres perles brillaient sous la dentelle noire des poignets.

Appuyee d’une main sur une canne a pommeau d’argent et de l’autre au bras de son petit-neveu, Dona Luisa avancait majestueusement, sans rien regarder de ce qui l’entourait, fixant l’autel illumine mais suivie des yeux par l’assistance entiere. Adalbert souffla :

— C’est fou ce que certaines Espagnoles peuvent enlaidir en vieillissant. Celle-ci ressemble a l’infante Eulalie !

Aldo, lui, avait deja oublie Dona Luisa. Il etait un peu plus de midi et Gilles n’etait toujours pas la !

— C’est insense ! Qu’est-ce qu’il peut fabriquer ? Dans un instant, la mariee va arriver et il devrait etre pret a l’accueillir ?

— Calme-toi ! chuchota Tante Amelie. Il ne va surement plus tarder ! Il est regle comme une pendule.

— J’ai tout de meme envie d’aller voir…

Il avait a peine fini de parler que les grandes orgues entamaient la Marche des fiancaillesde Richard Wagner. La-bas, tout au bout du tapis rouge, une limousine noire etait arretee dont la portiere arriere venait de s’ouvrir sur un nuage blanc. La mariee arrivait.

— Par tous les saints du Paradis ! gemit Aldo. Mais qu’est-ce qu’il fabrique ?

Cependant, un murmure admiratif passait comme une risee sur la foule elegante. Au bras de son oncle, Dona Isabel, les yeux baisses sous l’immense voile de dentelle et de tulle que retenait un petit diademe de diamants, commencait sa lente marche vers l’autel. Elle etait d’une beaute a couper le souffle dans une robe de satin « duchesse » a longue traine qui eut ete austere si la coupe savante n’avait etroitement epouse les lignes d’un corps de statue. Un bolero double et ourle de vison blanc la protegeait du froid. Un bouquet d’orchidees blanches et d’asparagus retombait de son bras droit.

A l’exception du diademe, elle ne portait pas le moindre bijou.

— Seigneur ! emit en sourdine Mme de Sommieres. Je commence a comprendre ce pauvre Vauxbrun ! Elle est sublime !

Elle l’etait meme au point d’accaparer les regards au detriment de l’homme qui la menait a l’autel. Il en valait pourtant la peine. Avec sa criniere grise rejetee en arriere et ses epaisses moustaches, il ressemblait a un lion vieillissant. De taille moyenne mais trapu, il donnait une impression de force. Fils d’une s?ur defunte de Dona Luisa, il offrait une certaine ressemblance avec elle en reussissant cependant l’exploit d’etre beaucoup plus beau. Et quel orgueil se lisait dans son regard sombre ! Sans compter le fait qu’il n’avait pas l’air content : ses yeux fixaient sans devier le fauteuil et le prie-Dieu entre lesquels l’epoux aurait du se tenir debout, tourne vers celle qui venait a lui. Et toujours regrettablement vides !

  6  
×
×