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— Qu’est-ce que c’est ?

— Notre cadeau de mariage, a Lisa et a moi. Avec tous nos v?ux de bonheur !

— C’est un tableau ?

— Deux. Les Guardi que tu aimes tant. Nous esperons que ta fiancee les aimera aussi !

Soudain emu jusqu’aux larmes, Gilles embrassa son ami :

— Merci ! Mille fois merci ! Je sais deja ou les mettre… mais pour l’instant il faut que je me hate. Tu comprends, n’est-ce pas ?

En fait, Aldo comprenait de moins en moins et, dans le taxi qui l’emmenait au parc Monceau sur lequel donnait l’hotel de Tante Amelie, il s’efforcait de mettre de l’ordre dans ses idees assez serieusement perturbees par le comportement de l’heureux fiance. S’il ne l’avait si bien connu, il aurait pu douter avoir affaire au meme personnage. En quelques mois, cet homme enthousiaste, passionne par son metier, insoucieux du qu’en-dira-t-on et crachant feu et flammes des qu’il etait question de la bien-aimee du moment, toujours flamboyant et cultivant plus volontiers le style mousquetaire que le genre hidalgo coince, s’etait mue en une espece de mystique prosterne aux pieds de son idole et pret a lui sacrifier la terre entiere…

L’impression revint en force quand on se retrouva le lendemain apres-midi a la mairie du VIIe arrondissement pour le mariage civil… et en tres petit comite : les deux fiances et les quatre temoins. Pour Dona Isabel, son oncle et son cousin, et pour Gilles, qui n’avait aucune famille, son assistant et fonde de pouvoir Richard Bailey, un Anglais d’une soixantaine d’annees dont Aldo appreciait la courtoisie parfaite, la culture et le sens de l’humour. Sa jaquette anthracite et son pantalon raye – comme ceux d’Aldo lui-meme ! – tranchaient sur le noir absolu arbore par les Mexicains. A l’identique de la mariee – longue pelisse de velours ourlee de renard noir et toque assortie, elle n’arborait d’autre couleur que le blanc laiteux des perles en poire de ses oreilles. Quant a Vauxbrun, naturellement, il s’etait conforme a la majorite et semblait se fondre dans l’ensemble.

Cela constate, Aldo ne s’y attarda pas, confondu par la rare beaute de la jeune fille devant laquelle son ami semblait en adoration perpetuelle. Plus qu’a un fiance heureux, il ressemblait a un croyant devant la statue d’une sainte, figee elle-meme dans une vie interieure inaccessible au vulgaire.

Avec ses longs yeux noirs dont les paupieres se relevaient rarement, le visage d’Isabel, que semblait tirer en arriere la masse d’une epaisse chevelure brillante coiffee en bandeaux et nouee en un epais chignon sur la nuque, evoquait quelque divinite feline par sa forme legerement triangulaire. Le teint etait d’ivoire, legerement rose aux pommettes, la bouche d’un beau corail clair etait bien dessinee, pulpeuse juste ce qu’il fallait sous la noblesse fiere d’un petit nez parfait, soulignee aux coins des levres d’un pli orgueilleux. Quant au sourire, impossible d’en juger : consciente peut-etre de la gravite de l’instant, Dona Isabel ne l’offrit a personne. Ni a son fiance, ni au temoin de celui-ci quand on le lui presenta. Elle se contenta de le regarder rapidement en se declarant enchantee, sans qu’il soit possible de dechiffrer la moindre impression dans l’insondable profondeur du regard… Si insondable que l’on pouvait se demander s’il n’etait pas vide.

Ses parents n’etaient pas plus recreatifs. Don Pedro Olmedo de Quiroga, l’oncle, ressemblait au portrait d’Olivares par Velasquez. Quant a son fils, le cousin Miguel, il ressemblait a Isabel en plus viril. Son nez etait carrement arrogant et sa levre meprisante. Seule concession a la festivite du jour dans leur veture funebre : les epingles de cravate. Don Pedro avait choisi un joli diamant et son fils un rubis. Manquait la grand-mere, Dona Luisa de Vargas y Villahermosa, qui n’avait pas juge utile de venir se geler les pieds dans une mairie republicaine. L’eglise du lendemain lui suffirait.

Autre entorse a la tradition, aucune reunion, aucun partage du sel et du pain n’etait prevu pour les deux familles, meme s’il etait d’usage, en France – et ailleurs ! – de faire suivre le mariage civil d’un dejeuner ou d’un diner. Quant a l’habituel enterrement de vie de garcon, Vauxbrun n’en avait pas souffle mot. C’eut ete pourtant la moindre des choses pour les noces du plus brillant celibataire de Paris. Les fiances dument unis selon la loi, on se separa en echangeant des saluts compasses. La colonie « mexicaine » augmentee de Vauxbrun regagna le Ritz. Richard Bailey n’etant pas d’un naturel bavard, Morosini n’essaya pas de lui demander ce qu’il pensait de l’evenement. Il en sut assez quand le digne Anglais, en le saluant, leva les yeux au ciel avec un soupir. Il retournait veiller sur les destinees du magasin d’antiquites de la place Vendome – a cinquante metres du palace – et Aldo, de plus en plus perplexe, rallia la rue Alfred-de-Vigny.

— Jamais rien vu de pareil ! declara-t-il, tandis que Cyprien, le vieux maitre d’hotel de la marquise, le debarrassait de son manteau, de son chapeau et de ses gants. Il faut vraiment que Gilles soit mordu pour se jeter tete baissee dans cet Escurial ambulant ! Tiens ? Tu es la, toi ?

L’apostrophe s’adressait a son ami et compagnon d’aventures habituel, Adalbert Vidal-Pellicorne, egyptologue de renom et, a l’occasion, agent secret et meme cambrioleur mondain quand la necessite s’en faisait sentir. Ce qui lui valait une place de choix dans l’amitie de la marquise de Sommieres.

— A ton avis ? fit-il en depliant sa longue silhouette pour atteindre la bouteille de champagne dans son rafraichissoir et en verser une coupe a l’arrivant. Dis-nous plutot comment est la demoiselle !

— Aucune de vous ne l’a encore jamais vue ? demanda-t-il tandis que son regard se posait sur les occupantes du jardin d’hiver ou Tante Amelie aimait a tenir ses assises au milieu des plantes vertes, des fleurs et des meubles en rotin blanc a coussins de chintz.

Octogenaire depuis peu mais droite comme un I dans des robes princesse a guimpe baleinee sous une collection de sautoirs precieux, coiffee d’une couronne de beaux cheveux blancs ou s’attardaient quelques meches rousses, la marquise ne manquait ni de majeste jointe a une certaine grace, ni d’une solide dose d’humour dont elle jouait pour deguiser ses sentiments intimes.

Aupres d’elle se tenait Marie-Angeline du Plan-Crepin, lectrice, cousine et ame damnee, si l’on pouvait ainsi qualifier une aussi pieuse personne assidue a la messe de six heures a l’eglise Saint-Augustin d’ou elle tirait une foule de renseignements lui permettant de ne rien ignorer de ce qui se passait dans le quartier, voire plus loin. Sous une toison d’un blond terne qui lui donnait l’apparence d’un mouton monte en graine, la noble demoiselle – elle ne laissait ignorer a personne que ses ancetres avaient « fait » les croisades – cachait une culture quasi encyclopedique, des talents surprenants, un c?ur grand comme Saint-Pierre de Rome et une tendance marquee a se meler de ce qui ne la regardait pas. Ce qui lui avait permis par le passe d’apporter une aide non negligeable a ses deux heros preferes, Aldo Morosini et Adalbert Vidal-Pellicorne.

— Ou veux-tu que nous l’ayons vue ? fit la marquise en haussant les epaules. Elle vivait a Biarritz, si j’ai bien compris, et nous avons appris son existence en meme temps que le mariage il n’y a pas trois semaines ! On a l’impression que cette passion est tombee sur le crane de ce pauvre innocent de Vauxbrun comme une cheminee un jour de grand vent !

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